Le neuvième chapitre opère un basculement salutaire dans la polyphonie du récit : après avoir longuement arpenté le territoire psychologique d’Aliénor, voici que l’autrice nous offre, avec une audace remarquable, une incursion dans l’antre de son futur antagoniste — ou, devrions-nous dire, de ce « contrepoint humain » sans lequel aucune fresque sociale ne saurait prétendre à la grandeur. L’entrée en scène de Marius Siccardi n’est pas simplement un changement de point de vue ; c’est une prise de possession narrative, brute, rugueuse, et presque jubilatoire dans sa crudité.
Le décor dans lequel il évolue — ce local syndical saturé de chaleur, de sueur virile et de café éventé — a tout d’un temple profane où les dieux tutélaires seraient AC/DC et le saint des saints, un panneau de liège couvert de portraits de dirigeants transformés en cibles de fléchettes. La description, délicieusement outrancière, fonctionne comme une parodie assumée d’un imaginaire ouvrier mythifié : l’autrice, avec une ironie subtile, en exagère chaque élément, mais sans jamais glisser dans le caricatural. C’est un équilibre rare, presque acrobatique.
L’introduction du « jeu des fléchettes » mérite d’ailleurs une mention spéciale tant elle en dit long, non seulement sur la personnalité de Marius, mais sur la culture de confrontation ritualisée qui constitue l’âme de ce syndicat. Ce n’est plus un simple divertissement : c’est une liturgie contestataire, un exutoire symbolique où la lutte sociale prend les traits d’une farce potache. L’héritage familial — presque dynastique — de Marius renforce encore cette impression de caste militante, de lignage forgé par la lutte, parsemé de dirigeants brisés et de victoires âprement arrachées.
Il faut saluer ici la virtuosité avec laquelle le chapitre brouille volontairement les lignes morales : le lecteur, mis face à ce personnage à la fois truculent et implacable, se retrouve dans une zone d’ambiguïté parfaitement maîtrisée. Marius, dans ses contradictions — capable d’un féminisme intermittent, oscillant entre lucidité morale et réflexes brutaux — acquiert une humanité dense, complexe, presque touchante malgré lui. Sa conscience aiguë des dérives sexistes du milieu, mise en regard de ses propres écarts de langage, en fait un personnage d’une profondeur sociologique surprenante.
La véritable prouesse du chapitre réside cependant dans la manière dont Marius théorise la lutte. Ses métaphores animales — les patrons assimilés à des chiens à dresser — révèlent une vision du monde où les rapports sociaux sont conçus comme un bras de fer permanent, un affrontement presque tribal. L’autrice, en lui prêtant une voix d’une franchise brutale, touche ici à la moelle du conflit qui structurera nécessairement l’intrigue : celui de deux systèmes de légitimité appelés à entrer en collision. L’ordre institutionnel contre l’ordre syndical. L’école d’élite contre le terrain. La loi du texte contre la loi des hommes.
Et que dire du moment où Marius découvre que la nouvelle directrice est… une femme ? La manière dont il analyse, non sans une pointe de fatalisme durci, les enjeux de cette nomination, offre un rare aperçu d’un machisme conscient de lui-même, qui tente — non sans maladresse — de se tenir en respect. Là encore, la nuance est remarquable.
En définitive, ce chapitre 9 déploie, avec un souffle inattendu, une énergie narrative presque virile dans son intensité : il ne s’agit pas seulement d’introduire un personnage, mais tout un monde, un système de valeurs, une mythologie ouvrière. Il marque un tournant : les lignes sont tracées, les camps se toisent. L’héroïne ne le sait pas encore, mais la lutte a déjà commencé — et elle s’annonce aussi inflammable que le local syndical où Marius règne en maître.
liaflandey
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Il y a 9 jours
Le ton change, c’est évident ! On reconnaît bien ici le syndicalisme à son état pur.
Marius me fait rire avec ses certitudes et revendications.
Le patriarcat est bien là. J’espère qu’il va se faire un peu secouer. Ça lui remettra les idées en place ou du moins ça lui ouvrira les yeux sur autre chose 😜
8 commentaires
Roumet Sébastien
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Il y a 6 jours
liaflandey
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Il y a 9 jours