Le bruit de pas lourds résonnait sur le carrelage du réfectoire. L’école, un bâtiment de brique rouge typique de l’époque, baignait dans une chaleur tiède que le vieux poêle central peinait à faire monter jusqu’aux murs épais. Julien, petit et frêle, s’installa comme chaque jour à la même table de bois usé, la tête basse, les mains tremblantes. Il savait que sa tranquillité ne durerait pas : Marc, la brute de service, allait encore lui prendre son repas. Marc, grand et large, ne ratait jamais une occasion de ridiculiser les autres, surtout Julien. Ce jour-là encore, il fonça droit sur lui. Julien tenta de déballer discrètement son lunch emballé dans un sac en papier brun, en espérant se faire oublier. Mais avant qu’il n’ait sorti son sandwich, une main massive se posa sur le sac, le faisant presque tomber de sa chaise. — Eh bien, moustique, t’as prévu de garder ça pour toi tout seul ? Julien ne répondit pas. Il savait qu’aucun mot n’arrêterait Marc. Il gardait les yeux rivés sur son maigre repas, ses doigts fins serrant le sac de toutes ses forces. Mais il n’eut pas le temps de faire quoi que ce soit. Une voix grave, calme et autoritaire s’éleva derrière lui : — Laisse-le tranquille, Marc. Gilbert se tenait là. Habillé de noir, comme un type d’un autre temps, il avait l’air sorti des années trente. Un peu comme les détectives de série noire, ne manquait plus que le chapeau. Son regard, tranquille mais perçant, en disait long. Plus grand que les autres, les bras croisés sur sa poitrine, il dégageait une force tranquille. Il n’avait jamais parlé à Julien auparavant, ce qui rendait la scène encore plus étrange. Marc resta figé, la main sur le sac. Puis, lentement, il la retira. Le silence tomba sur le réfectoire. Tous les regards étaient tournés vers eux. Marc jeta un regard noir à Gilbert, mais il savait qu’il n’avait pas l’avantage. Après un moment qui sembla une éternité, il recula brusquement et s’éloigna, sans dire un mot. Son regard, chargé de haine, s’attarda une dernière fois sur Julien. Julien, encore sous le choc, leva les yeux vers Gilbert. — Merci… balbutia-t-il. Je… je ne sais pas comment tu as fait pour le faire partir. Gilbert haussa les épaules, comme si c’était une évidence. Puis il fixa un point devant lui, et sa voix se fit plus grave : — Ce genre de gars n’aime pas qu’on lui tienne tête. Mais ce n’est pas un truc que tout le monde peut faire. Les mots résonnèrent dans l’air froid du réfectoire. Gilbert ne parlait pas souvent. Mais quand il le faisait, ça comptait. Julien ne répondit rien. Mais il se sentait étrange, comme si quelque chose venait de se passer. Quelque chose d’important.